L'homme assis
L’homme assis
Il y a ces petites choses, dans la vie, insignifiantes, et même invisibles pour la plupart
d’entre nous. Beaucoup de ces choses le sont vraiment. Insignifiantes. C’est
pourquoi je crois bon de les interroger.
De leur laisser cette chance de me surprendre, ou de prendre du galon.
Alors je les soumets à mon esprit un peu malade, je les observe et je les fais
parler. Je leur fais passer un entretien, je me donne de l’importance pour
qu’elles en fassent autant. Beaucoup d’araignées y ont sauvé leur peau.
Souvent, je me mets à la place de ces petites choses, et je
m’observe. Je me trouve alors
très insignifiante.
Je me dis « Encore une qui met dans ses talons le peu d’ego qu’elle
possède pour se casser la figure avec ». Je note alors (quand même) le bon
goût intrinsèque qui émane de ma personne, puis je passe à autre chose.
L’autre jour, je vis un homme. Je m’apprêtais à faire les courses, et je
tournais en rond pour trouver une place
près de l’entrée sur le parking agité, me félicitant de cette opiniâtreté ordinaire. Par voie de conséquence, je vis plusieurs
fois l'homme. Il était assis sur la structure métallique dédiée aux
caddies. Ne bougeant pas et scrutant l’horizon. Chaque nouveau passage de ma
petite voiture pressée le trouvait là, serein et sans but (les deux choses étaient-elles liées ?).
Lui visiblement avait trouvé sa place.
Bel homme âgé aux cheveux longs, aux traits fins, et aux petits yeux
intelligents. Je décidai instinctivement
de l’appeler Gandalf Le Clair (j’étais chez Leclerc), et mon bon goût ne
s’interposa pas.
Il trouva le jeu de mot d’autant
plus porteur qu’il ne déniait pas la réalité capillaire des deux précédentes
versions de Gandalf.
Je finis par me garer, et me dirigeai vers lui. Il avait ce petit
sourire malin qui ne le quittait pas, et qui se nourrissait de je ne sais quoi,
ce regard fixe d’une extraordinaire profondeur, sacrifiant tout son être à
l’observation, et s’apprêtant peut-être par réflexe à lancer un sort au prix des petites
chaussures que j’étais venue chercher.
Je voulus demander à Gandalf ce qu’il faisait ici précisément, si près des
antipodes de la magie, une bière à la main, et un treillis aux pattes.
Parmi les scénarios vraisemblables figuraient le camouflage tactique, les
bourdes spatio-temporelles liées à l’Alzheimer, et la retraite désœuvrée.
Acquiesçant à la lâcheté, et lui sacrifiant mes pauvres velléités, je poursuivis
cependant ma route jusqu’aux portes de Leclerc, jetant un dernier regard au singulier
individu par-dessus mon épaule avant de
lui rendre son anonymat. Nos regards se croisèrent, et je lui souris. Lui
souriait déjà.
Au moins poursuivit-il.
Aurais-je dû aller le voir ?
Que m’aurait-il dit qui ne m’eût pas déçue ?
J’ai fait mes courses. Je suis sortie et il n'était plus là.
Sans doute, pour beaucoup de monde, n’avait-il jamais été là. Beaucoup de phénomènes merveilleux se soustraient à nos sens fatigués.
Gandalf l’Arc-En-Ciel.
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